[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction , Action
Status : Terminée
Note :
Chapitre 11
Seconde Partie
Publié le 01/12/12 à 11:20:33 par Gregor
2126.
1.
Je pestai intérieurement. Les violentes rafales déstabilisaient le transporteur dans lequel je me trouvais, m'obligeant à me maintenir dans l'inconfort d'une soute qui n'était pas prévue pour cela.
— Major, lançai-je via mon micro, si nous arrivons entiers, je recommanderais votre âme aux bons soins du Dieu-Machine.
Le pauvre pilote eut un rire discret, et bien vite celui-ci fut remplacé par la fureur du vent et le sourd grondement des moteurs.
— Mon lieutenant, osa-t-il, nous n'en avons plus pour longtemps. Et les conditions météo sur Civimundi sont plus calmes que sur l'astroport. Soyez patient, même si je sais que ces mots sont bien vains.
— Vous n'avez pas tort, major.
À nouveau, le silence des voix, le tumulte des éléments. Cela dura une bonne vingtaine de minutes, avant que diverses informations nous assaillent. Des données de vol, que je laissais divaguer sur mon terminal de communication, n'y prêtant aucune attention. Les relais de tris avaient, semblait-il, quelques ratés, pour que je reçoive ainsi des coordonnées et des indications normalement destinées au seul pilote du Corps Défendant.
L'atterrissage fut d'une morne lassitude. Je n'y aurais pas prêté attention, si cela n'avait pas fait six mois que je n'avais pas embrassé du regard le Palais. Rigel Cinq fourmillait encore dans ma tête, tandis que les parfums et la lumière de ce lieu si familier envahissaient déjà mon esprit.
J'étais rentré, enfin.
Les longs couloirs du Palais avaient guidé mes pas jusqu'à une petite verrière sur les toits. Une tempête de neige s'était levée dans l'entrefaite, balayant le ciel de furieux flots de flocons. On n'y voyait pas à plus de dix mètres, et même mes senseurs cybernétiques ne perçaient pas beaucoup plus loin.
— Un temps affreux, n’est-ce pas, lieutenant ?
Le bruit mat de ses pas résonnait sur le béton beige, ciré à outrance. Le rythme de sa marche était lent, mais millimétré. Je lâchais un sourire, sans détourner mon regard de la baie.
— Oui, c’est vrai. Un peu comme sur …
— Rigel Cinq.
Une pointe de cynisme anima, acide, sa voix. Piqué au vif, je me retournais, m’apprêtant à lui répondre vertement qu’il ne savait pas à qui il parlait, et que cela était d’une grossièreté sans borne.
Son expression me troubla.
Son port de tête dénotait d'une fierté peu commune. Un sentiment de maîtrise et de sérénité émanait de son être, tandis que ses yeux, deux grandes obsidiennes remplies d'intelligence, me toisaient sans retenue. Sa bouche se tordait en un rictus malicieux, encadré par une moustache fournie, étirée à l'extrême, jusqu'aux tempes. Son nez, un pic cassé en son sommet, fin, achevait son visage en une série de traits raides, dignes. Chose frappante, il ne portait aucun implant externe.
Son corps se tendait, laissant deviner une musculature fine, mais noueuse, dissimulée par une tenue peu commune. À vrai dire, je n'avais jamais vu le moindre Confédéré ainsi accoutré. A la main, il tenait un chapeau simple à bord large aussi brun que ses cheveux. Un large manteau de cuir aux attaches en inox brillaient dans l'éclat de l'éclairage du Palais, flottant jusqu'au niveau de ses chevilles. Un plastron recouvrait son buste, soigneusement articulé, noir comme de l'ébène, prolongé assez naturellement par un pantalon strict, de la même teinte, et de bottes en kevlar.
Dès le départ, dès cet instant, je savais que j'aurais dû le considérer pour ce qu'il était. Un Confédéré bien différent de ceux que j'avais alors côtoyés.
— Cyrill Beik , enchaîna-t-il dans un naturel désarmant.
Il me tendait une main, amabilité de circonstance. Je lui rendais sa politesse, aussi simplement que je le pus.
— Gregor Mac Mordan …
— Épargnons-nous les civilités, lieutenant. Je pense que vous imaginez bien pourquoi nous sommes ici tous les deux, n'est-ce pas ?
Je restais silencieux.
— Le Commandus Magnus ne vous aurait pas mis au courant, lieutenant ?
— Je ne l’ai pas encore vu …
Je sentais le sang me monter au visage, vecteur d’une colère sourde, mais réelle.
— Et vous n’avez aucune idée de nos relations, Cyrill .
Il éclata de rire.
— Comment ? Le lieutenant Mac Mordan, l’aide de camp du Commandus Magnus, n’est même pas au courant de ses missions ? Allons bon Gregor, c’est pathétique …
— J’ai passé six mois bien loin de préoccupations terriennes, Cyrill .
— Cela ne t’excuse pas, Gregor. C’est ainsi que tu sers le Dieu-Machine, dans l’incompétence de ceux qui se complaisent dans la paresse ?
— Ça suffit, sifflai-je. Qui es-tu donc, pauvre petit organique, pour me parler ainsi ?
Je serrai
la main, la gauche, tandis que la pince qui avait remplacé celle de droite claqua sinistrement.
— Car c’est ainsi que tu me vois, Gregor ? Comme ces bouseux abrutis par la luxure ?
Il soupira, et ricana.
— Ma fidélité au Dieu-Machine n’est pas un livre ouvert, effectivement. J’ai gardé cette apparence pour me rappeler constamment de la faillibilité que représente un corps de chair et de sang, et pour ne jamais oublier la puissance de l’esprit Mécaniste.
Je me détendais aussitôt. J’étais très loin d’imaginer qu’il ait pu être un des serviteurs les plus zélés du Dieu-Machine.
— Alors tu es Inquisiteur ?
— Aspirant seulement. Et si je suis ici, si je suis avec toi à supporter ta maladresse et ton comportement quelque peu … déviant, c’est bien pour accéder à ce rôle de serviteur dévoué.
Nouveau silence, nouveau sourire.
— Au moins, le Commandus Magnus n’est pas dénué de bon sens. Enfin, je l’espère …
— Nous allons vraiment devoir travailler ensemble, Cyrill ?
— Eh bien, Gregor, je pense qu’il sera judicieux de lui poser la question de vive voix. Ce qui ne saurait tarder.
Sur ce point, il avait encore raison. Un serviteur en livrée aux armes du Commandus Magnus se présenta, nous invitant à le suivre. Keller nous convoquait. Et il semblait plus qu’évident qu’aucun retard ne serait toléré, quel qu’en soit le motif …
Notre guide nous fit marcher une dizaine de minutes. Et tandis que d’un pas las, il nous conduisait vers mon supérieur, je le détaillais avec le même étonnement circonspect dont j’avais fait preuve auprès de Cyrill . C’était un jeune homme maigre, au trait fin, tiré. Une grande silhouette engoncée dans des habits gris, impeccablement entretenus, et dont la simplicité était le propre d’un homme de son rang. Son crâne était nu, à peine devinait-on la noirceur des cheveux qui auraient dû s’y trouver. Chose troublante pour un opérateur au service du Commandus Magnus, il ne portait aucun implant. Tout juste un aug’, dont les attaches de cuirs se serraient sur une légère boucle en acier, et d’où jaillissaient de fines électrodes.
La politique d’intégration au sein du Palais semblait s’être sensiblement relâchée, depuis mon départ. Je n’en éprouvais ni joie, ni peine, constatant d’une logique froide que le manque de personnel et l’envoi de nombreux cyborgs vers les colonies extrasolaires avaient imposé certains choix qui paraissaient alors inconcevables.
Ce serviteur en était l’archétype. Et je doutais fortement qu’il en eût conscience.
Il se tenait droit, raide, digne. L’attitude d’un pilier, force de la nature. Tel était le Commandus Magnus Keller. Il n’avait pas changé depuis les quatre années où nous nous côtoyions. Et, tandis que le serviteur nous quittait dans une discrétion frôlant la perfection, le chef militaire, mon maître aurais-je dû dire, nous accueillait.
Il s’approcha, tandis que nous restions auprès de gigantesques portes fermant une salle aux proportions cyclopéennes. Le plafond, perché à une dizaine de mètres, semblait irréel, porté par des murs noirs et aussi luisants que de l’eau. C’était là son bureau, tout du moins le nommait-il ainsi, espace dominé par le vide et la lumière crue de nombreux spots, où le mobilier était si rare qu’il en était sublimé.
Keller frôla une longue table de verre, noire, frôlant de sa pince droite le lourd plateau d’où s’échappaient divers plans et notes projetées dans l’espace. Son pas claquait fermement sur le sol, tandis que son regard nous détaillait sans cérémonie. Son apparence était un concentré de l’évolution confédérée sur la question cybernétique. Un corps massif, lourd de deux quintaux, grand de plus de deux mètres. Des membres en alliage de carbone et de tungstène, d’un éclat sombre, articulé à un corps qui n’était plus qu’un chef-d'œuvre de robotique. Les articulations se dissimulaient sous de savants assemblages, donnant à l’ensemble l’aspect d’une armure impénétrable. Et dans cette construction ordonnée et effrayante à la fois, seule une partie de son visage conservait des restes d’humanité. En réalité, seuls sa bouche, son front, son nez et une partie de son crâne étaient organiques. Tout le reste avait été amélioré, sacrifice conscient consenti au Dieu-Machine. Et dans un sens, tous les cyborgs n’étaient que les fils apparentés à ce modèle. Un modèle qui inspirait tout autant de crainte que de confiance. Un maître, totalement.
— Gregor Mac Mordan, commença-t-il d’une voix aussi chaleureuse que grave. Je suis très heureux de vous revoir parmi nous.
— Commandus Magnus, répondis-je en me fendant d’un sourire sincère.
— Rigel Cinq … continua-t-il. Rigel Cinq nous a séparés de longs mois. Pas autant que prévu, certes, mais bien assez pour que votre présence hante mes journées, lieutenant.
— Vous m’avez manqué, Commandus Magnus …
Je me mis au garde à vous, il en fit autant, avant de m’honorer d’une accolade qui tranchait avec son habituelle inaccessibilité. Cyrill s’exécuta à son tour, mais demeurait visiblement relativement gêné par le lien qui semblait nous lier. J’en éprouvais une satisfaction certaine, qui se passait de toute justification. Peut-être comprenait-il qu’il ne pouvait rien y changer, ne connaissant sans doute que de très loin la force du lien qui nous unissait.
Keller avait été un maître absolument génial. Un homme aux idées grandes et puissantes, souvent dur, mais toujours juste, et qui jour après jour m’apprenait et me conduisait dans la voie du Dieu-machine.
Sans un mot, il nous indiquait deux chaises disposées là. Tout avait été prévu, j’en restais agréablement surpris.
— J’ai la nette impression que vous avez pu faire connaissance, enchaîna-t-il en nous désignant d’un regard. J’ai bien conscience que beaucoup de choses vous séparent, mais je suis sûr que vous finirez par vous entendre à merveille.
— Je l’espère aussi, Monseigneur, s’empressa de répondre Cyrill sans pouvoir s’empêcher de s’incliner discrètement.
— Les événements ne vous laissent, de toute façon pas le choix. Et j’ai foi en vous.
— Pardonnez-moi Commandus Magnus, commençai-je, mais je crains de ne pas saisir le sens de vos propos. Je suis arrivé précipitamment, et je n’ai pas eu le temps de m’informer de quoi que ce soit.
— Je le sais, Gregor. J’ai moi-même veillé à ce que rien concernant cette bravade ne vous soit communiqué, par aucune bouche ni aucun message. Il était vital que le moins d’intermédiaires se glissent entre vous et moi. Non pas que je fasse preuves de doutes au sujet de nos messagers, qui sont de merveilleux techniciens, mais la nature même de ces « événements » nécessite une discrétion totale. Du moins pour le moment.
Keller était resté debout. Il entama de marcher, faisant bruisser la mécanique de son corps à chacun de ses pas.
— L’aspirant inquisiteur Beik ici présent n’en savait pas beaucoup plus, jusqu’à environ une heure. De par sa nature organique, il lui a fallu davantage de temps pour pouvoir assimiler la gravité des faits. Ce n’est pas à son déshonneur, car je connais la sincérité de sa dévotion envers le Dieu-Machine et les qualités qu’il a pu démontrer durant son apprentissage.
— Excusez-moi de faire preuve d’impertinence, Commandus Magnus, mais en quoi cela a-t-il à voir avec moi ?
Keller sembla soupirer. Ce n’était qu’une impression, son corps mécanique étant dépourvu de poumons, il ne gardait plus guère qu’un réflexe primaire.
— Une rébellion s’est levée sur Bételgeuse Prima, lâcha-t-il. Un ancien rebelle anonyme, noblement Converti et jusqu’alors serviteur honorable dans une mine de rhénium, s’est défait des protections mentales offertes par le Dieu-Machine. Il a réussi à composer une petite armée exclusivement composée de prisonniers de droits communs, tous organiques. La petite troupe qui s'est ainsi formée a fomenté un coup d’état contre le gouverneur local, Feu le Général Korcklov, qui s’est vu humilié jusque dans sa mort.
Keller détourna son regard. Sa voix s’était emplie de haine et de colère, qu’il contenait avec une maîtrise peu commune.
— Je sais que vous comprenez sans doute mieux que quiconque la gravité de ces actes. Vous que nous avons sorti de la fange de la rébellion, vous que j’ai pris sous ma protection, Gregor.
J’inclinais ma tête, tandis qu’une vague de sentiments mêlés me submergeait. D’une voix assurée, je lui répondis.
— Oui, Commanudus Magnus. Et je ne vous en serai jamais assez reconnaissant.
— Nous devons rester prudents. Juger trop hâtivement ces hommes comme des impies serait sans doute plus grave que les actes qui ont été commis. Comprenez dès lors que la mort de cet individu n’est pas envisageable un seul instant.
— Commandus Magnus.
— C’est pour cela que je vous ais fait rapatrier en urgence de Rigel Cinq, lieutenant. Et c’est pour cela aussi que je vous aie fait venir de Venise, aspirant. Vous devez rétablir l’ordre en remettant cette âme perdue dans le droit chemin. Vous deux, Gregor et Cyrill .
Je m’inclinais à nouveau, Cyrill en fit de même.
— Je n’en attendais pas moins de vous. Je vous sais fidèles, et j’ai totalement confiance en vous pour gérer la situation.
Une gratitude immense fit tressaillir mon cœur. Car soudain, il m’apparaissait clairement que cette mission serait l’ultime acte de ma dévotion envers le Dieu-Machine, mais aussi envers la Confédération tout entière.
Il ne pouvait pas en être autrement.
— Cyrill , enchaîna-t-il. Je peux vous demander de sortir, s’il vous plait ? Il faut que je m’entretienne avec le lieutenant Mac Mordan.
— Bien sûr, Monseigneur …
Cyrill se leva avec élégance, se contenta d’incliner du chef face à Keller, et sortit. Une fois la porte refermée, dans le silence suivant le bruit sourd du battant de l’immense porte contre le cadre de béton, le Commandus Magnus se rapprocha, l’air visiblement tendu.
— Gregor, commença-t-il.
— Désirez-vous que je vous fasse mon rapport à propos de Rigel Cinq, Commandus ?
— Non, non.
Il rit tristement, avant de m'inviter à le suivre vers le fond de la pièce.
— Tout s'est déroulé comme prévu, Gregor. Vous avez honoré la Confédération par vos états de service. Tout a été soigneusement accompli.
— Alors …
— Notre collaboration atteint son terme. Après cette mission, vous serez transféré vers un autre contingent.
Mon coeur se serrait. Une pointe de tristesse creva ma gorge. Muet de longues secondes, je me décidai malgré tout à continuer.
— Pourquoi ne puis-je pas rester au sein de la sainte Commanderie, Commandus ?
— Il y a encore trop peu d'Inquisiteurs parmi les troupes actives, Gregor. Le culte Mécaniste doit se répandre aussi bien parmi nos frères d'armes que chez nos alliés et nos ennemis.
Nouveau silence, pendant lequel je m'installais sur le lourd fauteuil de connexion du Commandus Magnus.
— Ce que je vous demande est simple, Gregor. Ramenez vivant notre cible, et je vous ouvrirais aux Secrets de la Machine. Si votre fidélité est sans faille, vous passerez haut la main cette épreuve.
— Et sinon, Commandus Magnus ?
— Vous n'échouerez pas, Gregor.
Sans me prévenir, il enficha un câble dans ma nuque.
— Pourquoi moi, Commandus Magnus ?
Je sentais ma conscience se décaler. Pourtant, les paroles de Keller gardaient cette limpidité tranchante, dans le flou du monde qui tourbillonnait.
— Tu es le symbole même de la rédemption, Gregor. Tu es celui que l'on a sauvé de la déchéance, celui qui m'a servi et qui à son tour réalisera sans doute de grands desseins dans un avenir proche. Personne ne peut mieux connaître la douleur de celui qui perd son foyer, de celui qui doute, de celui qui a besoin du soutien de quelqu'un pour avancer.
Dernières images de la salle. Le noir absolu tomba sur nous.
— Mais pour l'heure, Gregor, nous avons une analyse de rapport qui nous attend.
1.
Je pestai intérieurement. Les violentes rafales déstabilisaient le transporteur dans lequel je me trouvais, m'obligeant à me maintenir dans l'inconfort d'une soute qui n'était pas prévue pour cela.
— Major, lançai-je via mon micro, si nous arrivons entiers, je recommanderais votre âme aux bons soins du Dieu-Machine.
Le pauvre pilote eut un rire discret, et bien vite celui-ci fut remplacé par la fureur du vent et le sourd grondement des moteurs.
— Mon lieutenant, osa-t-il, nous n'en avons plus pour longtemps. Et les conditions météo sur Civimundi sont plus calmes que sur l'astroport. Soyez patient, même si je sais que ces mots sont bien vains.
— Vous n'avez pas tort, major.
À nouveau, le silence des voix, le tumulte des éléments. Cela dura une bonne vingtaine de minutes, avant que diverses informations nous assaillent. Des données de vol, que je laissais divaguer sur mon terminal de communication, n'y prêtant aucune attention. Les relais de tris avaient, semblait-il, quelques ratés, pour que je reçoive ainsi des coordonnées et des indications normalement destinées au seul pilote du Corps Défendant.
L'atterrissage fut d'une morne lassitude. Je n'y aurais pas prêté attention, si cela n'avait pas fait six mois que je n'avais pas embrassé du regard le Palais. Rigel Cinq fourmillait encore dans ma tête, tandis que les parfums et la lumière de ce lieu si familier envahissaient déjà mon esprit.
J'étais rentré, enfin.
Les longs couloirs du Palais avaient guidé mes pas jusqu'à une petite verrière sur les toits. Une tempête de neige s'était levée dans l'entrefaite, balayant le ciel de furieux flots de flocons. On n'y voyait pas à plus de dix mètres, et même mes senseurs cybernétiques ne perçaient pas beaucoup plus loin.
— Un temps affreux, n’est-ce pas, lieutenant ?
Le bruit mat de ses pas résonnait sur le béton beige, ciré à outrance. Le rythme de sa marche était lent, mais millimétré. Je lâchais un sourire, sans détourner mon regard de la baie.
— Oui, c’est vrai. Un peu comme sur …
— Rigel Cinq.
Une pointe de cynisme anima, acide, sa voix. Piqué au vif, je me retournais, m’apprêtant à lui répondre vertement qu’il ne savait pas à qui il parlait, et que cela était d’une grossièreté sans borne.
Son expression me troubla.
Son port de tête dénotait d'une fierté peu commune. Un sentiment de maîtrise et de sérénité émanait de son être, tandis que ses yeux, deux grandes obsidiennes remplies d'intelligence, me toisaient sans retenue. Sa bouche se tordait en un rictus malicieux, encadré par une moustache fournie, étirée à l'extrême, jusqu'aux tempes. Son nez, un pic cassé en son sommet, fin, achevait son visage en une série de traits raides, dignes. Chose frappante, il ne portait aucun implant externe.
Son corps se tendait, laissant deviner une musculature fine, mais noueuse, dissimulée par une tenue peu commune. À vrai dire, je n'avais jamais vu le moindre Confédéré ainsi accoutré. A la main, il tenait un chapeau simple à bord large aussi brun que ses cheveux. Un large manteau de cuir aux attaches en inox brillaient dans l'éclat de l'éclairage du Palais, flottant jusqu'au niveau de ses chevilles. Un plastron recouvrait son buste, soigneusement articulé, noir comme de l'ébène, prolongé assez naturellement par un pantalon strict, de la même teinte, et de bottes en kevlar.
Dès le départ, dès cet instant, je savais que j'aurais dû le considérer pour ce qu'il était. Un Confédéré bien différent de ceux que j'avais alors côtoyés.
— Cyrill Beik , enchaîna-t-il dans un naturel désarmant.
Il me tendait une main, amabilité de circonstance. Je lui rendais sa politesse, aussi simplement que je le pus.
— Gregor Mac Mordan …
— Épargnons-nous les civilités, lieutenant. Je pense que vous imaginez bien pourquoi nous sommes ici tous les deux, n'est-ce pas ?
Je restais silencieux.
— Le Commandus Magnus ne vous aurait pas mis au courant, lieutenant ?
— Je ne l’ai pas encore vu …
Je sentais le sang me monter au visage, vecteur d’une colère sourde, mais réelle.
— Et vous n’avez aucune idée de nos relations, Cyrill .
Il éclata de rire.
— Comment ? Le lieutenant Mac Mordan, l’aide de camp du Commandus Magnus, n’est même pas au courant de ses missions ? Allons bon Gregor, c’est pathétique …
— J’ai passé six mois bien loin de préoccupations terriennes, Cyrill .
— Cela ne t’excuse pas, Gregor. C’est ainsi que tu sers le Dieu-Machine, dans l’incompétence de ceux qui se complaisent dans la paresse ?
— Ça suffit, sifflai-je. Qui es-tu donc, pauvre petit organique, pour me parler ainsi ?
Je serrai
la main, la gauche, tandis que la pince qui avait remplacé celle de droite claqua sinistrement.
— Car c’est ainsi que tu me vois, Gregor ? Comme ces bouseux abrutis par la luxure ?
Il soupira, et ricana.
— Ma fidélité au Dieu-Machine n’est pas un livre ouvert, effectivement. J’ai gardé cette apparence pour me rappeler constamment de la faillibilité que représente un corps de chair et de sang, et pour ne jamais oublier la puissance de l’esprit Mécaniste.
Je me détendais aussitôt. J’étais très loin d’imaginer qu’il ait pu être un des serviteurs les plus zélés du Dieu-Machine.
— Alors tu es Inquisiteur ?
— Aspirant seulement. Et si je suis ici, si je suis avec toi à supporter ta maladresse et ton comportement quelque peu … déviant, c’est bien pour accéder à ce rôle de serviteur dévoué.
Nouveau silence, nouveau sourire.
— Au moins, le Commandus Magnus n’est pas dénué de bon sens. Enfin, je l’espère …
— Nous allons vraiment devoir travailler ensemble, Cyrill ?
— Eh bien, Gregor, je pense qu’il sera judicieux de lui poser la question de vive voix. Ce qui ne saurait tarder.
Sur ce point, il avait encore raison. Un serviteur en livrée aux armes du Commandus Magnus se présenta, nous invitant à le suivre. Keller nous convoquait. Et il semblait plus qu’évident qu’aucun retard ne serait toléré, quel qu’en soit le motif …
Notre guide nous fit marcher une dizaine de minutes. Et tandis que d’un pas las, il nous conduisait vers mon supérieur, je le détaillais avec le même étonnement circonspect dont j’avais fait preuve auprès de Cyrill . C’était un jeune homme maigre, au trait fin, tiré. Une grande silhouette engoncée dans des habits gris, impeccablement entretenus, et dont la simplicité était le propre d’un homme de son rang. Son crâne était nu, à peine devinait-on la noirceur des cheveux qui auraient dû s’y trouver. Chose troublante pour un opérateur au service du Commandus Magnus, il ne portait aucun implant. Tout juste un aug’, dont les attaches de cuirs se serraient sur une légère boucle en acier, et d’où jaillissaient de fines électrodes.
La politique d’intégration au sein du Palais semblait s’être sensiblement relâchée, depuis mon départ. Je n’en éprouvais ni joie, ni peine, constatant d’une logique froide que le manque de personnel et l’envoi de nombreux cyborgs vers les colonies extrasolaires avaient imposé certains choix qui paraissaient alors inconcevables.
Ce serviteur en était l’archétype. Et je doutais fortement qu’il en eût conscience.
Il se tenait droit, raide, digne. L’attitude d’un pilier, force de la nature. Tel était le Commandus Magnus Keller. Il n’avait pas changé depuis les quatre années où nous nous côtoyions. Et, tandis que le serviteur nous quittait dans une discrétion frôlant la perfection, le chef militaire, mon maître aurais-je dû dire, nous accueillait.
Il s’approcha, tandis que nous restions auprès de gigantesques portes fermant une salle aux proportions cyclopéennes. Le plafond, perché à une dizaine de mètres, semblait irréel, porté par des murs noirs et aussi luisants que de l’eau. C’était là son bureau, tout du moins le nommait-il ainsi, espace dominé par le vide et la lumière crue de nombreux spots, où le mobilier était si rare qu’il en était sublimé.
Keller frôla une longue table de verre, noire, frôlant de sa pince droite le lourd plateau d’où s’échappaient divers plans et notes projetées dans l’espace. Son pas claquait fermement sur le sol, tandis que son regard nous détaillait sans cérémonie. Son apparence était un concentré de l’évolution confédérée sur la question cybernétique. Un corps massif, lourd de deux quintaux, grand de plus de deux mètres. Des membres en alliage de carbone et de tungstène, d’un éclat sombre, articulé à un corps qui n’était plus qu’un chef-d'œuvre de robotique. Les articulations se dissimulaient sous de savants assemblages, donnant à l’ensemble l’aspect d’une armure impénétrable. Et dans cette construction ordonnée et effrayante à la fois, seule une partie de son visage conservait des restes d’humanité. En réalité, seuls sa bouche, son front, son nez et une partie de son crâne étaient organiques. Tout le reste avait été amélioré, sacrifice conscient consenti au Dieu-Machine. Et dans un sens, tous les cyborgs n’étaient que les fils apparentés à ce modèle. Un modèle qui inspirait tout autant de crainte que de confiance. Un maître, totalement.
— Gregor Mac Mordan, commença-t-il d’une voix aussi chaleureuse que grave. Je suis très heureux de vous revoir parmi nous.
— Commandus Magnus, répondis-je en me fendant d’un sourire sincère.
— Rigel Cinq … continua-t-il. Rigel Cinq nous a séparés de longs mois. Pas autant que prévu, certes, mais bien assez pour que votre présence hante mes journées, lieutenant.
— Vous m’avez manqué, Commandus Magnus …
Je me mis au garde à vous, il en fit autant, avant de m’honorer d’une accolade qui tranchait avec son habituelle inaccessibilité. Cyrill s’exécuta à son tour, mais demeurait visiblement relativement gêné par le lien qui semblait nous lier. J’en éprouvais une satisfaction certaine, qui se passait de toute justification. Peut-être comprenait-il qu’il ne pouvait rien y changer, ne connaissant sans doute que de très loin la force du lien qui nous unissait.
Keller avait été un maître absolument génial. Un homme aux idées grandes et puissantes, souvent dur, mais toujours juste, et qui jour après jour m’apprenait et me conduisait dans la voie du Dieu-machine.
Sans un mot, il nous indiquait deux chaises disposées là. Tout avait été prévu, j’en restais agréablement surpris.
— J’ai la nette impression que vous avez pu faire connaissance, enchaîna-t-il en nous désignant d’un regard. J’ai bien conscience que beaucoup de choses vous séparent, mais je suis sûr que vous finirez par vous entendre à merveille.
— Je l’espère aussi, Monseigneur, s’empressa de répondre Cyrill sans pouvoir s’empêcher de s’incliner discrètement.
— Les événements ne vous laissent, de toute façon pas le choix. Et j’ai foi en vous.
— Pardonnez-moi Commandus Magnus, commençai-je, mais je crains de ne pas saisir le sens de vos propos. Je suis arrivé précipitamment, et je n’ai pas eu le temps de m’informer de quoi que ce soit.
— Je le sais, Gregor. J’ai moi-même veillé à ce que rien concernant cette bravade ne vous soit communiqué, par aucune bouche ni aucun message. Il était vital que le moins d’intermédiaires se glissent entre vous et moi. Non pas que je fasse preuves de doutes au sujet de nos messagers, qui sont de merveilleux techniciens, mais la nature même de ces « événements » nécessite une discrétion totale. Du moins pour le moment.
Keller était resté debout. Il entama de marcher, faisant bruisser la mécanique de son corps à chacun de ses pas.
— L’aspirant inquisiteur Beik ici présent n’en savait pas beaucoup plus, jusqu’à environ une heure. De par sa nature organique, il lui a fallu davantage de temps pour pouvoir assimiler la gravité des faits. Ce n’est pas à son déshonneur, car je connais la sincérité de sa dévotion envers le Dieu-Machine et les qualités qu’il a pu démontrer durant son apprentissage.
— Excusez-moi de faire preuve d’impertinence, Commandus Magnus, mais en quoi cela a-t-il à voir avec moi ?
Keller sembla soupirer. Ce n’était qu’une impression, son corps mécanique étant dépourvu de poumons, il ne gardait plus guère qu’un réflexe primaire.
— Une rébellion s’est levée sur Bételgeuse Prima, lâcha-t-il. Un ancien rebelle anonyme, noblement Converti et jusqu’alors serviteur honorable dans une mine de rhénium, s’est défait des protections mentales offertes par le Dieu-Machine. Il a réussi à composer une petite armée exclusivement composée de prisonniers de droits communs, tous organiques. La petite troupe qui s'est ainsi formée a fomenté un coup d’état contre le gouverneur local, Feu le Général Korcklov, qui s’est vu humilié jusque dans sa mort.
Keller détourna son regard. Sa voix s’était emplie de haine et de colère, qu’il contenait avec une maîtrise peu commune.
— Je sais que vous comprenez sans doute mieux que quiconque la gravité de ces actes. Vous que nous avons sorti de la fange de la rébellion, vous que j’ai pris sous ma protection, Gregor.
J’inclinais ma tête, tandis qu’une vague de sentiments mêlés me submergeait. D’une voix assurée, je lui répondis.
— Oui, Commanudus Magnus. Et je ne vous en serai jamais assez reconnaissant.
— Nous devons rester prudents. Juger trop hâtivement ces hommes comme des impies serait sans doute plus grave que les actes qui ont été commis. Comprenez dès lors que la mort de cet individu n’est pas envisageable un seul instant.
— Commandus Magnus.
— C’est pour cela que je vous ais fait rapatrier en urgence de Rigel Cinq, lieutenant. Et c’est pour cela aussi que je vous aie fait venir de Venise, aspirant. Vous devez rétablir l’ordre en remettant cette âme perdue dans le droit chemin. Vous deux, Gregor et Cyrill .
Je m’inclinais à nouveau, Cyrill en fit de même.
— Je n’en attendais pas moins de vous. Je vous sais fidèles, et j’ai totalement confiance en vous pour gérer la situation.
Une gratitude immense fit tressaillir mon cœur. Car soudain, il m’apparaissait clairement que cette mission serait l’ultime acte de ma dévotion envers le Dieu-Machine, mais aussi envers la Confédération tout entière.
Il ne pouvait pas en être autrement.
— Cyrill , enchaîna-t-il. Je peux vous demander de sortir, s’il vous plait ? Il faut que je m’entretienne avec le lieutenant Mac Mordan.
— Bien sûr, Monseigneur …
Cyrill se leva avec élégance, se contenta d’incliner du chef face à Keller, et sortit. Une fois la porte refermée, dans le silence suivant le bruit sourd du battant de l’immense porte contre le cadre de béton, le Commandus Magnus se rapprocha, l’air visiblement tendu.
— Gregor, commença-t-il.
— Désirez-vous que je vous fasse mon rapport à propos de Rigel Cinq, Commandus ?
— Non, non.
Il rit tristement, avant de m'inviter à le suivre vers le fond de la pièce.
— Tout s'est déroulé comme prévu, Gregor. Vous avez honoré la Confédération par vos états de service. Tout a été soigneusement accompli.
— Alors …
— Notre collaboration atteint son terme. Après cette mission, vous serez transféré vers un autre contingent.
Mon coeur se serrait. Une pointe de tristesse creva ma gorge. Muet de longues secondes, je me décidai malgré tout à continuer.
— Pourquoi ne puis-je pas rester au sein de la sainte Commanderie, Commandus ?
— Il y a encore trop peu d'Inquisiteurs parmi les troupes actives, Gregor. Le culte Mécaniste doit se répandre aussi bien parmi nos frères d'armes que chez nos alliés et nos ennemis.
Nouveau silence, pendant lequel je m'installais sur le lourd fauteuil de connexion du Commandus Magnus.
— Ce que je vous demande est simple, Gregor. Ramenez vivant notre cible, et je vous ouvrirais aux Secrets de la Machine. Si votre fidélité est sans faille, vous passerez haut la main cette épreuve.
— Et sinon, Commandus Magnus ?
— Vous n'échouerez pas, Gregor.
Sans me prévenir, il enficha un câble dans ma nuque.
— Pourquoi moi, Commandus Magnus ?
Je sentais ma conscience se décaler. Pourtant, les paroles de Keller gardaient cette limpidité tranchante, dans le flou du monde qui tourbillonnait.
— Tu es le symbole même de la rédemption, Gregor. Tu es celui que l'on a sauvé de la déchéance, celui qui m'a servi et qui à son tour réalisera sans doute de grands desseins dans un avenir proche. Personne ne peut mieux connaître la douleur de celui qui perd son foyer, de celui qui doute, de celui qui a besoin du soutien de quelqu'un pour avancer.
Dernières images de la salle. Le noir absolu tomba sur nous.
— Mais pour l'heure, Gregor, nous avons une analyse de rapport qui nous attend.
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